Depuis 1975, l’avortement est une affaire de femme. C’est elle qui peut, seule et librement, décider de la suite qui sera donnée à une grossesse qu’elle ait été ou non désirée. La loi en effet, ne fait pas mention du géniteur, de celui qui, avec la femme, est aussi à l’origine de la vie qui éclot doucement. Pourtant, certains hommes n’en ressentent pas moins douloureusement les conséquences. Gènéthique attire l’attention sur cet aspect ignoré de la question depuis 40 ans
Michel Hermenjat[1] se souvient de cet avortement. C’était il y a justement 40 ans. Il se souvient de chaque instant. Et il reconnait : « J’ai mis 20 ans pour me dire que j’étais peut-être concerné par cette histoire. Ma soi-disant neutralité m’a rendu complice de la perte de mon premier enfant dont l’absence s’est longtemps faite sentir » (cf. Témoignage de Michel Hermenjat recueilli par Gènéthique : « Cet avortement m’a complètement dépossédé »).
Déchus de paternité, ils éprouvent un sentiment d’impuissance
Si le partenaire masculin est souvent vu comme celui qui pousse la femme à avorter, ou comme le grand absent, force est de constater qu’ils ont largement été évincés du processus de prise de décision. Stéphane Clerget[2], psychiatre, constate : « Les hommes n’ont pas légalement la parole. Ils ne l’ont que si un dialogue est possible avec la femme : s’ils sont informés de la grossesse et si on leur demande leur avis ».
Pour Michel Hermenjat, « la femme qui décide seule de poursuivre ou non une grossesse a un pouvoir considérable. La détresse de la femme suppose que l’homme est méchant, rejetant, tyrannique, abuseur ou négligeant et qu’il peut revendiquer des droits sur l’enfant qu’elle porte. On tombe dans la caricature ! » Il ajoute : « Le droit de la femme à l’avortement suppose l’inadéquation de l’homme à la maternité, qui justifie de retirer à l’ensemble des hommes toutes formes de droit sur la grossesse». Une marque d’indignité qui favorise la déresponsabilisation de l’homme, un cercle vicieux.
En d’autres circonstances, l’homme « se sent menacé » comme l’explique Stéphane Clerget. « Il est démuni, sorti du processus et en plus, si elle poursuit sa grossesse, si elle n’avorte pas, il va devoir payer une pension alimentaire pendant 20 ans ! Il se sent piégé. Il va faire pression pour qu’elle avorte. L’homme ne s’engage plus, parce que ça n’est plus sa décision ».
Face à ce terrible constat, Sabine Poujade qui accompagne des femmes après l’IVG, remarque, depuis quelques années, que ce sont aussi des hommes qui viennent confier leur détresse, soit, comme Michel Hermenjat, qu’ils aient joué la carte de la neutralité, soit qu’ils aient souhaité en vain s’y opposer : « Les hommes qui ont voulu empêcher l’avortement n’ont rien pu faire. Ils n’ont aucun recours. Ils se sont trouvés impuissants alors qu’ils étaient puissants en mettant la vie. Là, ils sont confrontés à une impuissance radicale qui les laisse complètement démunis » (Cf. Témoignage de Mickaël recueilli par Gènéthique : « Elle veut avorter. Il ne peut rien faire pour l’en empêcher »).
Les hommes également victimes d’un syndrome post-avortement ?
Taboue pour la femme, la question d’un syndrome post-avortement l’est encore plus quand il s’agit de l’homme. Dans le travail d’anamnèse qu’il mène auprès de ses patients, Stéphane Clerget reconnait qu’« on ne pense pas à lui demander s’il a ‘vécu’ un avortement. Quand la question est posée, elle est posée aux femmes, pas aux hommes. On considère que ça n’est pas leur affaire, que ça n’est pas potentiellement traumatique ». Dans sa pratique, il constate, par ailleurs, que « chez l’homme le syndrome est beaucoup moins fréquent. D’abord parce que la femme vit la grossesse dans sa chair ».
Pourtant, Sabine Poujade constate que les hommes manifestent aussi des signes douloureux de l’absence de l’enfant : « Pour eux comme pour les femmes, le temps semble avoir basculé à la date de l’avortement ». Si durant le mois qui suit l’avortement, tant l’homme que la femme, ressentent un soulagement et une libération, l’après s’avère souvent beaucoup plus difficile à vivre. Regrets, remords, ils ont en même temps le sentiment d’avoir été mis à part, d’avoir été dépossédés de ce qu’ils ont déposés dans le ventre de la mère, d’avoir été mis sur la touche, alors qu’ils sont coauteurs. Et l’homme pourra ressentir une très grosse colère. Un sentiment auquel il accède beaucoup plus vite que la femme. Parfois, la colère se mêle d’une agressivité, qui pourra, à certains moments, s’exprimer contre sa compagne ou contre leurs enfants nés vivants. Il pleurera après la femme. Plus discrètement et plus longtemps. Mais, comme la femme, il aura besoin d’être consolé. Pour Sabine Poujade : « Les hommes comme les femmes ont un travail de deuil à vivre ». Dans ce travail de deuil, Michel Hermenjat, considère que « c’est à l’homme de prendre l’initiative de ce travail de deuil, à commencer par reconnaître sa contribution, souvent première, à cette tragédie. »
L’homme défaillant face à la paternité
Le reproche est parfois adressé aux hommes de ne pas être assez protecteurs, mais ils ont été mis à part alors que c’était pour eux le moment de protéger, de répondre au besoin de sécurité et de protection d’une compagne souvent ambivalente en début de grossesse. Sabine Poujade raconte : « Je pense à cet homme… Avec sa femme, ils ont eu deux enfants, le troisième est arrivé trop vite. Ensemble, ils ont décidé d’avorter. Il l’a déposée à la clinique. Il ne l’a pas accompagnée, elle lui a dit que ça allait. Quand elle est ressortie, elle est montée dans la voiture et il a eu l’impression qu’un mur de verre s’était dressé entre eux : ‘J’étais là et je ne l’avais pas protégée’. Il a été immédiatement pris d’angoisse, il s’est mis à faire des cauchemars. Il n’arrivait plus à entrer en contact avec elle : ‘Je ne savais plus comment la prendre, parce que j’avais été défaillant’ ».
Ces couples ont été dérangés, ils étaient désemparés, par la venue de ce bébé qui les confrontait à l’inconnu. Pour peu que la réflexion nécessite du temps, les hommes ne s’engagent pas vis-à-vis de l’enfant. Stéphane Clerget explique que « le délai de 12 semaines va reporter d’autant le soutien de l’homme à la femme. Il ne se projettera dans un rôle de père qu’une fois ce temps écoulé ». Aussi, le plus souvent, ce n’est qu’après que les hommes culpabilisent, une culpabilité qui sera d’autant plus forte qu’ils ont eux aussi voulu, ou été complices, cette IVG. « La culpabilité », explique Sabine Poujade, « est un sentiment diffus qui rejoint l’homme dans sa honte de ne pas être un bon père, dans sa peur d’être un mauvais conjoint. Ils sentent qu’ils sont passés à côté de quelque chose. Ils s’en veulent de ne pas s’être rendu compte de la gravité de l’acte ». Elle se souvient de cet homme qui, quand son amie s’est trouvée enceinte, lui a expliqué qu’« il y avait des solutions pour ça ». Celle-ci a tenu ferme et gardé le bébé. Bien des années après, mariés, il avait oublié l’épisode, parce que « c’est dur, lourd, de ne pas accueillir la vie de celui qu’on a engendré. Ça signe l’arrêt de mort de l’enfant. » Il avait honte d’avoir pu entrevoir l’avortement comme une solution tant il s’émerveillait devant l’enfant qui était là et qu’il aimait : « Comment ai-je seulement pu y penser ».
La colère, la honte, la culpabilité, les hommes les vivent comme les femmes avec « cette nuance d’un sentiment de protection défaillante face à la paternité ». Stéphane Clerget ajoute que « chez l’homme, c’est la paternité potentielle qui est atteinte ». Quand la décision d’avorter est prise, elle peut s’accompagner de la prise de conscience qu’on n’a pas envie de fonder une famille ensemble, d’avoir des enfants ensemble. C’est la possibilité d’une histoire d’amour qui est « expulsée » et qui s’accompagne de la tristesse de la fin de la relation. « L’IVG s’inscrit dans le deuil d’une histoire, d’une vie de famille. C’est plus qu’un deuil de paternité. »
Renouer le dialogue
Entre l’homme et la femme, il est urgent de réapprendre à se parler comme le souligne Michel Hermenjat : « Nous sommes victimes d’un immense malentendu préjudiciable pour les futures générations ». Un dialogue qui doit aussi impliquer des changements, car pour Sabine Poujade : « Les hommes risquent d’avoir face à eux des femmes dures, dominatrices, qui ne leur révèlent pas leur virilité, ni la grandeur de leur paternité ».
Pourtant, de nouveaux comportements apparaissent qui laissent présager qu’il est possible de relever le défi comme le remarque Stéphane Clerget : « Il y a un nouveau discours des hommes ». Les jeunes pères sont aujourd’hui beaucoup plus investis dans le soin des enfants, mais, pour lui, le changement semble encore plus perceptible chez les mineurs touchés par un contexte économique qui ne leur offre pas de perspectives, le chômage qui les met professionnellement à l’écart : « S’ils ne peuvent pas être actifs économiquement, ils peuvent être actifs comme parents ». Bousculant parfois leurs aînés dans leurs évidences et leurs « acquis », ils n’hésitent pas à se détourner de l’IVG et investissent dans la famille en devenant parents. Parfois très tôt.
[1] Michel Hermenjat est socio-pédagogue. Il est l’auteur du livre : « Cet enfant qui m’a manqué. Parole d’homme face à l’avortement », publié aux éditions première partie.
[2] Stéphane Clerget, « Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Le tabou des grossesses interrompues »,publié aux éditions Fayard qui donne la parole aux femmes.